Zarablanca
Un jour comme les autres.
Je me prépare, mets un pantalon large et noir, de grandes chaussures de montagne, une veste traditionnelle d’homme en laine, aucune parure, aucun artifice, surtout pas de maquillage.
Mon téléphone portable dans une poche, un peu de monnaie dans L’autre.
Je me regarde dans la glace et souris, j’aime m’enlaidir ainsi.
L’angoisse commence à me nouer l’estomac, l’adrénaline me gorge d’énergie.
Je prends une grande respiration et ouvre la porte.
Je sors prendre des photos à Casablanca.
A Casablanca, il est difficile de prendre des photos dans la rue.
Quelqu’un qui se promène avec son appareil photo en bandoulière déclenche la méfiance et parfois l’agressivité des passants.
Un photographe est souvent perçu comme un voleur d’âme, un voleur d’identité.
Malgré ces conditions frustrantes, je ne veux pas de photos ‘faciles’, je respecte la vie privée d’autrui photographiant des scènes de vie : mon envie de bien retranscrire l’alliance étonnante entre la poésie et le chaos de cette ville, les couleurs et l’ambiance saisissante qui l’habitent, sont mes moteurs.
Mes pas me mènent souvent en bord de mer, l’appel des sirènes, au large, m’attire vers des horizons lointains.
La mosquée Hassan 2 à gauche, la nouvelle marina toujours en travaux à droite, et au milieu un carré en béton, vestige que l’océan vient effleurer pour le plus grand plaisir des nageurs – adultes, adolescents et enfants – qui trouvent ici un plongeoir gratuit, libre d’accès. Spectatrice, je m’y sens bien même si la majorité du temps j’y suis la seule présence féminine. Un jour d’été, une mobylette surgit, je vois avancer devant moi cet homme qui garde son casque, il s’étend sur le muret. Je fais la photo. La pause a duré quelques instants, il repart comme il était venu, sur sa mobylette, en coup de vent.
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“Hey ho ! Ne prends pas de photo !”. Je me souviens lors de cette prise, avoir entendu des hommes me crier cette phrase. J’avais alors pensé que c’était en rapport avec le “Shoes tossing”, ce phénomène apparu aux états unis ou il est question de suspendre des chaussures usées sur des fils électriques pour identifier les quartiers où se vendent des stupéfiants. Une professeur en anthropologie m’expliqua que ce phénomène avait une toute autre explication à Casablanca: à la fin d’un match de foot, les supporters lançaient les chaussures usées pour exprimer leur joies.
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Je vous mets dans la confidence, mon rapport à la photographie est assez particulier, il balance entre périodes de production hyperactive et de spleen culpabilisateur. Comme une ligne blanche au sol, en pointillé.
Lorsque je sors faire des photos, je n’arrive pas appuyer sur la « gâchette » à volonté : je n’appuie que lorsque mon regard et la ligne de cœur se croisent.
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J’ai du mal à photographier le Casablanca moderne : la dominante monochrome, la présence de voitures qui viennent gâcher une scène et cette triste présence, dans certains quartiers, de déchets macérant dans leur jus avaient eu raison de moi. C’est en découvrant les photos de Casablanca d’un ami auteur-photographe que j’avais accompagné quelques années auparavant que j’ai eu le déclic et que j’ai eu enfin l’envie de sortir « chercher » des scènes dans le Casablanca moderne. L’une des premières images issues de cette inspiration est celle-ci : un nounours assis sur le trottoir, devant une pile de déchets, sur fond monochrome ; on aperçoit des voitures en arrière plan. Elle présente tout ce que je n’aimais pas voir à Casablanca, mais lorsque j’ai aperçu cette scène, j’y ai vu ce chaos maitrisé propre à Casablanca, ce chaos qui côtoie une certaine poésie et qui fait que malgré la dureté de cette ville, j’aime la photographier…
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Janvier, le lendemain d’une fête religieuse, je décide de tenter ma chance sur une place mythique de la ville: la fontaine de Casablanca. Je savais que les habitants porteraient leurs plus beaux habits, les enfants auraient eu des cadeaux et des jouets. Je n’arrive pas à photographier cette place, si vaste, circulaire et sans repères visuels. Il y a beaucoup de monde ce jour-là, je manque de prendre un coup de bâton sur la tête en faisant une photo d’un singe de foire, emmailloté dans une couche. Lassée, je décide de rentrer et je fais un dernier tour de la place, j’entends dans la foule compacte un enfant supplier ses parents de payer un des photographes ambulants pour faire une photo de lui avec des clowns… Je souris avant même de le voir, la foule se dissipe, je le vois, l’adrénaline monte, je ne le quitte pas du regard, je tourne autour comme un rapace, il me faut cette photo ! Je demande l’autorisation à sa mère qui saisit peut-être cette occasion pour avoir un peu de répit, je ne guide pas l’enfant, il fait encore la tête. Je propose d’envoyer la photo aux parents : à ma surprise ils me font comprendre que ce n’est pas la peine…
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J’ai découvert “Derb Soltane”, quartier populaire très animé, il y a seulement quelques années. J’aime ce lieu grouillant de vie, démonstration de cet équilibre entre chaos et poésie qui caractérise si bien Casablanca.
Le souvenir de cette photo est assez flou, je ne me rappelle ni de l’avant ni de l’après. Ce dont je me souviens encore, c’est l’apparition de ce vert flamboyant sous un soleil de plomb et la cacophonie des alentours.
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Aux portes de la médina se trouve un parc de jeux sans prétention, d’où s’échappent les cris joyeux des enfants qui s’amusent, faisant oublier le brouhaha étourdissant de la ville, du trafic automobile et des commerces de rue. Sur le mur, des peintures de personnages un peu passés de mode égaient une petite fenêtre faisant office de caisse.
J’aime ce mur, je l’ai photographié plusieurs fois, je rêvais d’une scène sans trop y croire, et puis un jour elle apparaît sous mes yeux, deux personnages masqués, deux capes.
Quelques semaines plus tard, je suis repassée encore une fois devant ce mur. Je suis attristée de voir qu’il a été repeint…
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Aux alentours de “Garage Allal”, une grande zone commerciale de Casablanca, un coeur économique de la ville où se côtoient commerçants, pickpockets et marchands ambulants.
Ces derniers s’étalent à même la rue et n’hésitent pas à empiéter sur la route, rendant ainsi la circulation difficile, une zone parfois risquée à photographier, certains hommes m’avouent ne pas oser s’y aventurer avec leurs appareils.
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Cela fait plus d’un an que je n’étais pas retournée à Casablanca, et avec mon appareil en bandoulière, errant dans ses rues à la recherche de la photo décisive, j’ai la sensation d’avoir fait un retour vers le futur du passé conjugué à l’imparfait d’un passé antérieur. Finalement, rien n’a vraiment changé, plus de 6 ans que je sillonne les rues de cette ville avec mon appareil photo et le sentiment est toujours le même : je suis une étrangère à cette ville, à ses habitants et plus je les capture dans mes photos pour m’en rapprocher plus le sillon se creuse. Mais cette distance, c’est probablement ma liberté.